Posté le jeudi 24 août 2017 par icklhaiti sur: http://www.icklhaiti.org/article.php3?id_article=188
Résumé :
Sous Jean-Pierre Boyer (1818-1843), l’État était confronté à de luttes revendicatives paysannes. Celles-ci, liées à la question agraire, étaient opposées au projet de grande plantation des oligarchies. Les contestataires ont été souvent victimes de coercition. La suprématie de l’oligarchie s’exerçait par la domination. Car, c’était une oligarchie non-hégémonique. L’État assurait la domination par les lois et la coercition. Il élaborait le code rural de 1826 pour réguler les rapports sociaux en milieu rural dans les intérêts des dominants. La non-hégémonie de l’oligarchie impliquait que l’État recourait à la coercition comme stratégie responsive aux luttes revendicatives paysannes.
Mots-clés : État, classe paysanne, luttes revendicatives paysannes, oligarchie non-hégémonique, coercition.
Par Walner Osna [1]
Introduction
Cette réflexion porte sur l’État et la paysannerie [2] en Ayiti sous le pouvoir politique de Jean-Pierre Boyer, 1818 à 1843. Toutefois, il m’était impossible de m’enfermer dans cette période. Les luttes revendicatives paysannes dirigées par Goman ont débuté depuis le pouvoir politique de Pétion, en 1807. L’ensemble des contestations au régime dictatorial de Boyer qui ont abouti à la crise de 1843 ont perduré jusqu’en 1848. Ce qui explique certaines considérations sur des périodes antérieures et postérieures à la période choisie. Je m’intéresse particulièrement au mode de rapports entretenus entre l’oligarchie, par l’intermédiaire de l’État, et la classe paysanne après l’indépendance, notamment sous le gouvernement de Jean-Pierre Boyer.
De ma préoccupation découle cette interrogation : Comment expliquer que, durant la période de 1818-1843, l’État se référait à la coercition comme stratégie responsive aux luttes revendicatives paysannes ? En réponse à cette question, je formule l’hypothèse suivante : la non-hégémonie de l’oligarchie de la période de 1818-1843 obligeait l’État, en tant que société politique, à utiliser la coercition comme stratégie responsive aux luttes revendicatives paysannes. Je confronte cette hypothèse à des données existantes sur les actions politiques de l’État face aux revendications paysannes durant la période de 1818-1843.
Je construis mon arsenal argumentaire à partir des données provenues des documents produits sur l’État et la paysannerie dans la première moitié du XIXe siècle et sur la formation sociale d’Ayiti en général. Théoriquement, je me puise de Gramsci pour orienter les analyses. Ainsi, la conception de Gramsci des classes sociales, de l’État, de l’hégémonie, de la société civile, de la lutte politique est le fil conducteur théorique de cet article.
Le travail se développera comme suit : j’aborderai d’abord, la nature de l’État et la situation/position de la paysannerie, en tant que classe dominée, dans la formation sociale ayitienne. Ensuite, j’analyserai la non-hégémonie de la classe dominante qui ne parvient pas à assurer la direction culturelle et morale de la société. Enfin, il s’agira de montrer que la coercition est la stratégie adoptée par l’État en réponse aux luttes revendicatives paysannes.
État et classe paysanne dans la formation sociale Ayitienne
À la fin du XVIIIe siècle, la colonie Saint-Dominguoise est bouleversée par un ensemble de crises qui la détruisaient en 1803. Ces crises se sont manifestées à travers diverses luttes politiques qui ont accouché une nouvelle organisation juridico-politique, un État formellement indépendant, pour paraphraser Ramón Grosfoguel. Les colons blancs luttaient pour la suppression du système de l’exclusif, les « affranchis » propriétaires revendiquaient l’égalité civile et politique avec les colons blancs et les captifs [3] , révolutionnaires, s’opposaient radicalement au système colonial esclavagiste et raciste.
À la discipline coloniale esclavagiste et raciste basée sur l’exploitation économique, la domination politique et la discrimination culturelle (la racialisation des rapports sociaux), les captifs opposaient une discipline révolutionnaire axée sur l’égalité humaine, la libre individualité et le bien-être collectif. La radicalité du mouvement des captifs est exprimée dans leur slogan « Vivre libre ou mourir » et dans les actions de « koupe tèt boule kay ».
Selon Marx, traduit et cité par Jean Anil LOUIS-JUSTE, la libre individualité c’est : « kapasite pou moun soti sou depandans dekwa pou yo reyalize tèt yo tankou moun, sa vle di pou yo vin viv nan diyite [4] » (LOUIS-JUSTE, 2008 :10). Et le bien-être est : « […] le droit de vivre comme des humains et non comme des bœufs attelés aux charrettes » (CASIMIR, 2004 :155).
« Les secteurs sociaux qui survivent à la tourmente révolutionnaire se divisent couramment en deux groupes : les anciens affranchis, dénommés « anciens libres » et les anciens captifs, les « nouveaux libres » » (CASIMIR, 2009 : 31). Les contradictions latentes durant les luttes révolutionnaires allaient surgir. La contradiction principale portait sur la question foncière. « Quelles que soient les différentes strates de grands propriétaires fonciers, la contradiction fondamentale se déroule entre eux, toutes catégories confondues, et les cultivateurs autour de la question de la terre » (HECTOR, 2000 :11). Car, après la révolution, la direction économique, politique et culturelle que devait se donner Ayiti a été différente selon les classes sociales.
Dessalines, premier chef d’État d’Ayiti, tentait de rompre avec le projet colonial esclavagiste. Il a embrassé le projet des anciens captifs, basé sur la liberté et le bien-être. Ces derniers ont voulu avoir accès à la terre, principale source de richesse après 1803, pour produire et se reproduire. Donc, ils voulaient jouir de leur force de travail et ils réclamaient une répartition équitable des richesses. Dessalines a été celui qui voulait traduire ces aspirations dans les actions politiques de l’État. Jean Casimir a affirmé que :
[…] Dessalines apprécie l’existence de droits inaliénables : le droit à la propriété tout particulièrement. En posant le problème des terres ayant appartenues aux colons français, Dessalines défie la tendance des affranchis à les monopoliser. De l’avis de Dessalines, il revient à l’État de protéger l’accès des anciens captifs à la terre (CASIMIR, 2009 :106).
Dessalines restait un acteur contradictoire. Sa controverse portait sur le fait qu’il voulait protéger les intérêts de la masse des cultivateurs. Et paradoxalement, il optait pour la grande plantation comme substrat de l’économie, évidemment sous le contrôle de l’État. Or, les paysans opposaient à toute politique économique axée sur la grande plantation. C’est en ce sens que Michel-Rolph Trouillot a pensé que les chefs des rebelles, en raison de leur origine sociale, ne concevait pas le problème du pays de la même manière que la masse des captifs. Et, il a affirmé que « dans la catégorie des nouveaux libres, il existait deux forces sociales contradictoires : les chefs militaires et la masse des anciens captifs » (TROUILLOT, 1977 : 98). Dessalines est assassiné le 17 octobre 1806, la classe dominante a essayé par tous les moyens d’exercer sa domination à toute la société.
L’oligarchie [5] s’accaparait de l’État pour asseoir sa domination. C’était un État militarisé ; car l’armée était la principale institution existante après l’indépendance. En outre, elle a rempli une fonction importante dans les prises de pouvoir. D’ailleurs, « depuis 1804 jusqu’en 1915, sauf deux exceptions, aucun civil n’a eu la possibilité d’accéder au pouvoir » (BARTHÉLEMY, 1989 :113). « Le coup d’État au gouvernement de Dessalines […] complète la saisie du pouvoir par les affranchis de haute lignée sous la conduite d’Alexandre Pétion et ensuite celle de Jean-Pierre Boyer » (CASIMIR, 2009 : 212). « Le pays semble sortir d’un colonialisme externe pour entrer dans un colonialisme interne, en maintenant l’orientation générale de la colonie d’exploitation » (CASIMIR, 2004 :181).
La constitution de 1816 assurait déjà les bases d’un régime autoritaire. « Le Code rural publié par Boyer représente l’ultime expression de cette volonté d’assurer une certaine continuité au fonctionnement de l’économie de plantation » (HECTOR, 2009 :100). C’est ainsi que l’État en Ayiti est qualifié de diverses manières : « État prédateur d’après Lundahl, État contre la nation selon Trouillot, l’État contre les paysans du pays en dehors suivant Barthélemy » (HECTOR et HURBON (dir.), 2009 :12) ou encore « État-commandeur » (BARTHÉLEMY, 1989 :126). Donc, ces qualificatifs traduisent l’instrumentalisation de l’État par l’oligarchie pour assurer ses intérêts, pendant que la classe paysanne s’est trouvée dans des conditions socioéconomiques dégradantes.
Les anciens captifs, devenus paysans et paysannes, ont formé une société villageoise à partir des normes et valeurs anticolonialistes, antiesclavagistes et antiracistes. Le lakou représentait « le […] siège de la famille et le lieu de la solidarité lignagère » (CASIMIR et HECTOR, 2004 :41). Le créole ayitien et le vodou sont deux éléments indispensables de ce que Jean CASIMIR appelle la « culture opprimée ». La paysannerie forgeait une culture totale avec une économie de subsistance et de petite production.
La paysannerie instaurait une économie autonome basée sur la polyculture et l’élevage. Le fondement de cette économie résidait dans la petite propriété familiale. Et la production se faisait en fonction des besoins locaux et non des besoins d’une puissance extérieure. Les paysans ont développé une nouvelle conception de la propriété, de la succession et de l’héritage des biens. C’est un système de propriété collective indivise. Selon Roger Petit-Frère : Les paysans [appauvris] veulent contrôler le processus du travail, une partie importante des moyens de production, les conditions d’exploitation de la terre, la circulation des vivres et des marchandises destinées à l’exportation et enfin le contrôle de leurs moyens de subsistance […] (Petit-Frère, 1992 :68).
Des contradictions entre les masses rurales contre l’oligarchie et l’État allaient surgir une série de luttes politiques au XIXe siècle. Ces luttes politiques concernaient surtout le milieu rural. Ceci s’expliquait par la prédominance des activités agricoles dans la réalité socioéconomique de l’époque. Elles se sont concentrées notamment dans l’Ouest et le Sud. S’est déclenché un mouvement de rébellion en Janvier 1807 à Jérémie sous la direction de Jean-Baptiste Goman. Ce soulèvement contestait l’ordre établi dans le Sud et dans l’Ouest après 1806. Il était contre la politique agraire coloniale de Pétion, puis celle de son successeur Boyer. Des paysans petits propriétaires et non propriétaires se sont armés pour lutter contre des grands propriétaires qui voulaient accaparer les riches terres caféières pour la grande plantation.
Le mouvement dirigé par Goman a duré (1807-1820) jusqu’au pouvoir politique de Jean-Pierre Boyer (1818-1843). D’autres luttes allaient être menées sous le règne de ce dernier. Car, « certains droits qui avaient été reconnus aux cultivateurs sans terre furent annulés par le Code rural de 1826 » (HECTOR, 2004 :9). Ainsi, surgissait la révolte armée de la paysannerie du Sud sous la direction de Jean-Jacques Acaau. Justice sociale, accès équitable à la terre, petite propriété familiale… autant de revendications charriées par ce mouvement.
Alors, il existait une constante dans les revendications paysannes : la question agraire. Le slogan de ce dernier mouvement l’exprimait : « la terre à ceux qui la cultivent ». Toutes les revendications paysannes s’opposaient au projet de société de l’oligarchie. Les contestataires ont été victimes de répression de l’État. Car, l’État que gouvernait Jean-Pierre Boyer ne défendait que les intérêts de l’oligarchie. Ce type de rapport traduit la non-hégémonie de cette dernière puisque l’État se renvoie à la coercition comme réponse aux revendications paysannes.
Une oligarchie non-hégémonique en Ayiti
« La suprématie d’un groupe social se manifeste de deux façons : comme « domination » et comme « direction intellectuelle et morale » » (GRAMSCI, 1991 :59). Sous le régime de Boyer, la suprématie de l’oligarchie ne s’exprimait que par la domination. Elle n’était donc pas hégémonique. Elle a été constituée à partir de hauts gradés de l’armée et les anciens « affranchis » propriétaires de terres et « d’esclaves » à Saint-Domingue, accompagnés des négociants.
La rivalité entre les membres de l’oligarchie pour le contrôle de l’État rendait difficile l’homogénéité de celle-ci. Les contradictions entre certains groupes propriétaires, entre commerçants étrangers et commerçants locaux réduisaient la possibilité de cette homogénéité. Dans les différents mouvements sous le régime de Boyer, des parlementaires, des généraux de l’armée, une fraction libérale de la « bourgeoisie » ont eu tous leurs griefs contre la société politique, appareil au service de leur classe.
Cette difficulté d’homogénéité et d’unité sur la direction que doit prendre le pays est aussi liée à l’absence d’une conception homogène du monde et de la vie au sein de l’oligarchie. Tout ce problème d’homogénéité au milieu de l’oligarchie est dû à l’incapacité des intellectuels liés organiquement à cette classe de l’assurer. Ce problème n’est pas sans rapport avec la fonction d’hégémonie de la société civile.
« La société civile à la gramscienne constitue la sphère de l’hégémonie, et l’État ou société politique devient le domaine de la coercition » (LOUIS-JUSTE, 2008 :49). Selon Gramsci, la société civile est l’ensemble des organismes vulgairement dits privés tels la famille, les medias, les écoles, les églises, les organisations, les intellectuels, etc. Pour qu’une classe soit hégémonique, elle doit chercher l’adhésion et le consentement des autres classes tout en se consolidant elle-même. Pour ce faire, elle devait convaincre les autres classes qu’elle a été la seule classe capable de garantir le développement de la société. Et, ceci devait se faire par la culture et l’idéologie. Cependant, le consentement ne se construisait pas seulement à partir de la parole. Tout au moins, la classe qui veut être hégémonique devait permettre la survie des autres classes pour parvenir à obtenir leur consentement. L’oligarchie, sous Boyer, n’inspirait nullement confiance à la classe paysanne. D’ailleurs, L’État ne prenait pas en compte les intérêts de la classe paysanne à travers ses lois. Les lois qui régissaient les rapports sociaux sous Boyer sont discriminatoires et exclusivistes. Le Code rural n’est appliqué qu’à l’espace rural. D’après, Jean Vandal, le Code civil en vigueur à l’époque a complètement ignoré les paysans et paysannes. Et, celui-ci a dit que :
[…] Le Code pénal offre aux bénéficiaires du Code civil un système de protection de leur patrimoine, puisqu’en dehors des infractions contre la sureté de l’État et l’ordre établi, il comporte, dans sa plus grande partie, des infractions contre la propriété et des biens. C’est notamment dans les rangs de la paysannerie que se recrutera la clientèle du Code pénal (Vandal, 1992 :72).
L’oligarchie ne favorisait aucunement l’amélioration des conditions matérielles d’existence de la classe paysanne. Or, pour que l’oligarchie trouve l’adhésion de la classe paysanne, il faudrait que l’État considère quelques intérêts de cette dernière.
Si l’État impose des lois qui ne satisfont qu’aux intérêts propres de la classe dominante, il va de soi qu’il sera impossible à cette même classe de convaincre, à travers la société civile, les classes subalternes qu’elle est apte à assurer le développement de toute la société (PIOTTE, 1970 :110).
Tel est le cas depuis l’assassinat de Dessalines, particulièrement sous le régime dictatorial de Boyer. La société politique et la société civile sont dialectiquement liées. Le problème de l’une influence l’autre, vice versa. Ainsi parait-il difficile à la société civile de rendre hégémonique l’oligarchie. La société civile ne réussissait pas à inculquer à la classe paysanne la culture et l’idéologie dominante. La religion catholique, religion dominante, a été imposée à toute la société. Cependant, la classe paysanne restait attachée au vodou. Les normes et valeurs diffusées par la société civile étaient réfutées par la classe paysanne. Parce que celle-ci concevait mal et réfutait catégoriquement tout ce qui la rappelait l’esclavage et qui faisait fi de leur moindre intérêt. C’était toute une contre-culture pour dire comme Gérard Barthélemy ! D’ailleurs, elle a été considérée par la « société civile » comme une culture barbare et elle a été ignorée par cette dernière. Gramsci avait raison d’écrire que « […] pour une élite sociale, les éléments des groupes subalternes ont toujours quelque chose de barbare et de pathologique » (GRAMSCI, 1991 : 305). C’était un obstacle à la construction de l’hégémonie de l’oligarchie. Il était difficile de porter les autres classes à réfléchir et à agir à partir des valeurs dominantes sans même connaitre et comprendre leur culture afin de l’influencer. C’était un véritable dialogue de sourds entre les deux classes par médiation de l’État, pour paraphraser Jean Casimir. La société civile faisait échec dans sa fonction d’hégémonie. La société civile ne parvenait pas à modifier les façons de penser, de vivre et d’agir des paysans et paysannes. Alors, elle ne dotait pas l’oligarchie de la direction hégémonique de la société. L’ignorance du folklore, ensemble de valeurs socio-culturelles des masses, par cette oligarchie dans la formation sociale ayitienne est aussi un élément d’explication. C’est-à-dire, les institutions dominantes de la société civile ne maitrisaient pas les autres conceptions du monde qui influençaient les groupes sociaux. Ceci demandait un travail que la société civile de cette époque (1818-1843) ne faisait pas ou ne pouvait pas faire, à cause de leurs préjugés. Pour agir sur le folklore et le transformer, il faut le connaitre, il doit être pris au sérieux sans le considérer comme bizarre et étrange, selon Gramsci. Face à l’échec de la société civile, l’État devenait presque le seul instrument pour assurer la domination.
Pour soutenir sa domination/exploitation, l’oligarchie s’appuyait sur l’État ; la société politique. « La fonction de domination se caractérise par l’imposition de normes et par l’emploi de la force ou par la possibilité d’utiliser les moyens de coercition » (PIOTTE, 1970 :108). Claude Moise avait raison de dire que : « de l’assassinat de Dessalines (1806) à la mort de Christophe (1820), les fractions rivales des classes dominantes recherchent avidement des accommodements constitutionnels pour asseoir les bases institutionnelles de leur pouvoir » (HECTOR et HURBON (dir.), 2009 :53).
La constitution de 1816 avec laquelle Boyer a gouverné traduisait en texte de loi les aspirations de l’oligarchie. Elle a consolidé l’inviolabilité et la sacralisation de la propriété privée au profit de l’oligarchie comme cela a été à Saint-Domingue. En fait, elle « légalisait » l’exclusion de la classe paysanne. L’article 11 stipulait : « la Propriété est inviolable et sacrée […]. Quiconque porte atteinte à ce droit se rend criminel devant la loi et responsable envers la personne troublée dans sa propriété ». En ce sens, les paysans et paysannes ont été exclus/exclues parce qu’ils/elles étaient les non-propriétaires.
Cette exclusion était encore renforcée en ce qui a trait à la participation politique des paysans et paysannes. Ces infortuné-e-s ont été exclu-e-s dans les espaces de décision. L’article 59 réservait le droit de participation politique à la classe possédante : « pour être membre de la chambre des représentants des communes, il faut être propriétaire, et âgé de vingt-cinq ans au moins ». Donc, les catégories sociales propriétaires étaient davantage privilégiées au détriment des non propriétaires. Les inégalités et l’injustice sociales étaient renforcées.
Cette constitution a marginalisé la classe paysanne. « Kreyòl ak vodou se de premye gwo batay travayè sou tè Ayiti genyen sou kolon etranje [6] » (TROUILLOT, 1977 :16). Ces acquis demeuraient les valeurs culturelles et spirituelles de la classe paysanne. La langue de l’État et de l’oligarchie était le français, langue de l’ancienne métropole. La constitution de 1816 ne reconnaissait pas le vodou, l’article 48 disait que : « la religion catholique, apostolique et romaine, étant celle de tous les haïtiens, est celle de l’État : elle sera spécialement protégée ainsi que ses ministres ».
Au cours du processus de la formation sociale haïtienne, trois éléments fondamentaux de la culture populaire ont été systématiquement atrophiés : la religion vodou, la langue créole et l’esprit collectif du lakou. Toutes les constitutions haïtiennes ont discriminé le vodou, sauf celles de 1805 et de 1987 ; seulement en 1980, la langue créole est reconnue comme langue d’enseignement pour être élevée, sept ans plus tard, au statut de langue officielle (LOUIS-JUSTE, 2008 :4).
« Les constitutions sont des textes « éducatifs », idéologiques, et que la vraie constitution est dans d’autres documents législatifs » (GRAMSCI, 1996 :25). Donc, il est important de jeter un coup d’œil sur d’autres textes de loi du gouvernement de Boyer tel que le Code rural de 1826.
Le Code rural, publié par Boyer, était censé devenir un instrument de régulation de la production agricole dans le monde rural ayitien. « Le maintien de la racialisation des relations de travail sert de pivot au code rural de Boyer promulgué vingt-cinq années après l’indépendance […] » (CASIMIR, 2009 :109). Voici l’un des objectifs de ce Code : Caporaliser légalement la production agricole par le contrôle militaire des moyens de production et la main d’œuvre agricole et instaurer définitivement à la campagne la domination des propriétaires fonciers, de l’oligarchie terrienne (Petit-Frère, 1992 :61).
Le projet du Code rural est axé sur la domination de la paysannerie et sa réduction à une simple force de travail utile pour la production en privant de liberté les paysans et paysannes.
« Avec le Code rural publié sous Boyer, les travailleurs sont, par contrat, attachés à la plantation et ne peuvent la quitter pendant toute la durée du contrat » (DOUBOUT, 1973 :9). Tout déplacement devait être formellement autorisé par un juge de paix qui jouait également le rôle de police rurale. De plus, les travailleurs devaient faire preuve de soumission et de respect face aux propriétaires ou fermiers. Et était considéré comme vagabond quiconque n’est pas propriétaire ni fermier ou n’ayant pas un contrat avec l’un de ces derniers. Des sanctions étaient donc réservées à ces personnes. Alors, ce code défendait les intérêts de l’oligarchie au détriment de la classe paysanne. Gérard Barthélemy n’avait-il pas raison de dire que les Codes ruraux étaient des nouveaux Codes noirs adaptés et sans cesse mis à jour ?
Le Code rural considérait, de façon militaire et militarisée, l’espace rural. De ce fait, le monde rural restait le théâtre de la répression et de l’oppression. L’espace rural était complètement contrôlé et surveillé par l’armée ou tout au moins par la police rurale. Suivant les articles 119 et 173 du code rural : « la police rurale embrasse tout ce qui tient à l’administration et à la prospérité des propriétés rurales » et elle avait pour mission « la répression du vagabondage, l’ordre et l’assiduité dans les travaux des champs, la discipline des ateliers […] ». Donc, c’était un véritable outil de justification et de « légalisation » de la domination/exploitation de la classe paysanne.
« Le surproduit créé par le cultivateur est accaparé par les grands propriétaires fonciers, par les négociants et par l’État » (Hector, 200 :10). « La paysannerie haïtienne finance presqu’exclusivement l’État haïtien, un État sur lequel elle n’a aucun contrôle » (TROUILLOT, 1986 :65). Face à la domination/exploitation atroce, les paysans et paysannes n’hésitaient pas à se soulever contre l’oligarchie et l’État.
En somme, la non-hégémonie de l’oligarchie était liée au conflit interne à cette classe qui fragilisait son homogénéité. Ensuite, la classe paysanne n’avait aucune confiance en cette classe, car elle ne permettait aucunement l’amélioration de ses conditions d’existence. Et la société civile échouait dans sa fonction d’hégémonie, elle ne réussissait pas à orienter la classe paysanne vers le projet de l’oligarchie. Comme cette dernière avait le contrôle de l’État, la coercition sera la stratégie contre les revendications paysannes.
Coercition comme stratégie responsive aux luttes revendicatives paysannes
Du nombre des réponses possibles à un mouvement revendicatif, j’identifie ici au moins deux. Les revendications peuvent être traduites en programme politique afin d’en donner satisfaction. Et, les luttes revendicatives peuvent aussi subir la répression de l’État. Alors, dans le cas des luttes politiques sous le régime boyériste, laquelle des deux stratégies de réponse a été adoptée par l’État ?
La faillite de la société civile, sous Boyer, à assurer l’hégémonie de l’oligarchie impliquait l’utilisation de la coercition par l’État comme stratégie pour mater les luttes revendicatives paysannes. Dans la perspective gramscienne, la coercition se réfère à l’utilisation de la force à travers les moyens coercitifs tels que l’armée, la police, la prison etc. L’oligarchie détenait le contrôle des appareils de coercition, par l’appropriation de l’État, pour imposer sa domination. Toutefois, les paysans et paysannes choisissaient de lever l’étendard de leur mobilisation revendicative, malgré les répressions venant de l’État.
Avant tout, il convient de souligner que la fuite des paysans et paysannes dans les montagnes constituait leur première forme de résistance à l’ordre social établi. Ils s’y réfugiaient pour pratiquer la petite exploitation agricole contre le projet de grande exploitation. Face à ces pratiques de marronnage, tout un ensemble de mécanisme coercitif a été mis en place pour son démantèlement. « Les cultivateurs sans terre malgré toutes les mesures de coercition continuent à marronner et à s’installer dans les mornes élargissant ainsi le secteur de petite production » (DOUBOUT, 1973 :10). Le Code rural de 1826 a été élaboré dans un souci de contrôler la paysannerie. Car, « les lois ont pour fonction d’acquérir par la coercition ce que la classe dominante ne peut obtenir par le consentement » (PIOTTE, 1970 :111).
Le Code rural a introduit une « police rurale » dans la paysannerie. L’une des missions de la police rurale instaurée était « la répression du vagabondage ». Toutes personnes qui refusaient de travailler sur les plantations des grands propriétaires et qui marronnaient ont été considérées comme « vagabondes ». Par conséquent, elles devaient être réprimées comme telles. Les revendications étaient également exprimées sous d’autres formes comme la lutte armée.
Quelques mois après l’assassinat de Dessalines, un mouvement paysan s’est déclenché dans la Grand’ Anse. Cette révolte paysanne s’est débuté le 8 Janvier 1807 avec une attaque sur la ville de Jérémie. Ce mouvement s’opposait au régime d’Alexandre Pétion et exprimait également leur mécontentement à l’assassinat de l’empereur Jean Jacques Dessalines. La tentative d’attaque sur Jérémie a été déjouée. De là, Goman allait en devenir le principal dirigeant le 4 février 1807. Les principauxacteurs étaient des paysans dépourvus de terre, petits propriétaires et des soldats. La prise des armes était la stratégie de lutte utilisée dans le cadre de ce mouvement. Finalement, c’est une véritable lutte de classes qui s’était déclenché, les non propriétaires et les petits propriétaires face aux grands propriétaires fonciers.
C’était un mouvement insurrectionnel qui combattait la tentative d’accaparement des grands propriétaires de la Grand’ Anse pour l’établissement de la grande exploitation. Il s’était mis en face de toutes formes de domination, d’exploitation, d’injustice etc. Leur slogan était : « la terre à ceux qui la cultivent ». Le mouvement contestait ardemmentle type de rapport social que voulaient établir l’État et l’oligarchie. Même Pétion le reconnaissait en s’adressant aux généraux Henry et Bazelais respectivement en ces termes :
[…] Les cultivateurs n’ayant jamais été considérés comme des citoyens actifs de la république, ils ont toujours été traités avec rigueur, avec plus ou moins d’injustice. Cet état d’abjection, ce système mal entendu, sont une des principales causes de l’insurrection (HECTOR, 2006 :119-120).
La lutte a duré près de 13 ans, c’est-à-dire il a débuté sous Pétion en 1807 et a pris fin sous Jean-Pierre Boyer en 1820. Cette durabilité a été due aux conflits internes de l’oligarchie au niveau politique. De plus, elle s’expliquait par la situation géographique du mouvement. Selon Michel Hector : En réalité, le maintien d’une certaine vitalité du mouvement jusqu’en 1820 est dû non seulement à l’intensité des conflits à l’échelle étatique entre les couches possédantes, mais surtout à l’acuité dans la zone concernée du mécontentement paysan provoqué par la mise en œuvre de relations sociales abhorrées(Ibid.:119).
Ilne s’agissait pas de faire une étude approfondie et systématique de cette lutte, toutefois il était important de présenter synthétiquement ce mouvement. Parce que, ce qui m’intéresse surtout estla stratégie responsive de l’État aux manifestations des différentes revendications paysannes.
Le président Alexandre Pétion a fait diverses tentatives pour faire échec au mouvement paysan de la Grand’ Anse. Il a utilisé la répression et a distribué des portions de terres à certains partisans du mouvement afin de le mater. Malgré tout, il n’arrivait pas à saboter la lutte. « […]. Le 28 juin 1811, des troupes en poste dans les environs de Jérémie se soulevaient et marchaient sur les Cayes. À ce moment, les principales forces militaires de cette ville étaient dans la lutte contre Goman » (Ibid. :120). Le mouvement a résisté jusqu’au début du régime de Boyer après la mort de Pétion en 1818. Le régime dictatorial de Boyer allait poursuivre l’objectif de déjouer la rébellion paysanne.
Le 2 avril 1818, Boyer s’adressait au général Bazelais en lui donnant l’ordre de prendre le contrôle de la Grand’ Anse. Suivant Michel Hector, Boyer annonçait le 18 février 1820 aux propriétaires de la Grand’ Anse la remise de leur terre occupée par les rebelles. De plus, l’auteur explique clairement comment le nouveau gouvernement mettait fin à la lutte paysanne :
La liquidation du mouvement de Goman constitue le premier objectif du nouveau gouvernement. Dans cette perspective, 6 régiments sont mobilisés et placés sous la direction des généraux Lys, Francisque et Borgella. Le commandement des troupes revient au général Bazelais. L’unique mission de celles-ci consiste à extirper l’insurrection par tous les moyens. Les opérations commencent alors le 26 janvier 1819 et s’étendent pratiquement sur tout le reste de l’année pour se terminer officiellement le 18 février 1820. À cette date, en effet, Boyer, dans la ville de Jérémie, annonce »au peuple et à l’armée » l’occupation du Grand Doco, village considéré comme la capitale du territoire des insurgés, et la pacification totale des montagnes de la Grand’ Anse (Ibid. :122).
Donc, les forces coercitives gouvernementales ont réussi finalement à faire échec au mouvement paysan de la Grand’Anse. Elles détruisaient de grands champs fertiles qui approvisionnaient la révolte, notamment en vivres. Elles ont mené 13 mois de campagne contre le mouvement insurrectionnel. Goman et ses deux camarades, Malfait et Malfou se sont échappés.
An Janvye 1820, Jeneral Bwaye, prezidan Ayiti, rantre nan Jeremi. Li pran yon kominike pou l fè konnen alawonnbadè, atout yo pa t resi met men sou Goman, Malfèt ak malfou (twa pi gwo chèf rebèl yo), lame a te rive kraze dènye bann mawon ki t ap simen « dezòd » nan peyi a [7] (TROUILLOT, 1977 :8).
Le démantèlement de ce mouvement n’éradiquait pas la velléité paysanne à lutter contre la domination/exploitation. Car, d’autres luttes revendicatives allaient émerger.
Lors de la« crise de 1843 », soit le 13 mars 1843, Boyer était obligé de démissionner sous de fortes pressions populaires. La chute de ce dernier en 1843 a ouvert la voie au surgissement du soulèvement des « Piquets » une année plus tard (Op.cit. :124). La participation paysanne était significative dans ce que les historiens appellent « crise » ou « révolution » de 1843. Le mouvement des piquets a commencé en Avril 1843 sous la direction de Jean-Jacques Acaau dans le Sud. Sans entrer dans le tréfonds de ce mouvement, c’était également une lutte armée menée encore une fois par la classe paysanne. Et, l’armée insurrectionnelle porte un nom significatif eu égard aux revendications paysannes : l’Armée souffrante. Ce nom traduisait la souffrance des paysans et paysannes à la domination/exploitation de l’oligarchie. Acaau s’est suicidé le 11 mars 1846. Et selon Manigat (1997), il a mené sa protestation sociale en homme de sa classe. Ce mouvement n’échappait pas aux violences des forces coercitives étatiques.
Les forces armées gouvernementales sont mobilisées dans une véritable guerre sociale dans toute la zone comprise entre les Cayes et Jérémie jusqu’à la pointe de péninsule. En aout 1846, […] les autorités annoncent ce qu’elles appellent la fin de la campagne de pacification du Sud. Pierre Noir sera deux ans plus tard le dernier chef piquetiste fusillé par Soulouque à cause de son refus d’avaliser cette politique de manipulation des derniers soubresauts du mouvement au profit des autorités détentrices alors du pouvoir d’État (HECTOR, 2006 :127).
Leslie François Manigat, dans son texte « La révolution de 1843 : Essai d’analyse historique d’une conjoncture de crise » a évoqué l’absence d’organisation et de structure autre que militaire comme l’une des causes de l’échec du mouvement dirigé par Acaau. Et, je retiens cette affirmation également pour les luttes politiques paysannes de 1807-1820 de Goman. Les luttes politiques de la première moitié du XIXe siècle ne sont pas liées organiquement à des structures politiques tel un parti [8] , tout au moins des organisations qui en assuraient la direction.
Le parti est l’organisation la plus organiquement reliée à une classe sociale. Il assure à la classe la conscience de sa place et de sa fonction dans la formation sociale. Alors, le parti, en tant qu’expression nécessaire d’une classe sociale, en est aussi le guide (PIOTTE, 1970 :73).
Cependant, selon Gramsci, il est difficile de créer un parti paysan à cause de l’isolement et de la dispersion de la population rurale. Toutefois, il pensait que même un squelette d’organisation serait très utile. Dans cette perspective, l’absence d’une organisation organiquement liée à la classe paysanne pèse lourdement tant sur le mouvement de Goman que celui d’Acaau. Car, durant tout le déroulement des luttes dirigées par ces derniers, il n’existait pas une organisation qui puisse porter les revendications au niveau de la société politique. Cette réalité mettait les rebelles dans une situation de vis-à-vis direct avec l’oligarchie représentée par l’État.
Par l’appropriation de l’État, l’oligarchie contrôlait les moyens de coercition. Or, la classe paysanne choisissait la stratégie de lutte armée pour exprimer ses revendications. Elle n’avait pas une force insurrectionnelle en mesure de combattre l’armée gouvernementale. Le mouvement se trouvait dans les difficultés de résister aux forces coercitives. Les rapports de force étaient défavorables aux paysans et paysannes. Malgré la durabilité de ces luttes, l’oligarchie finissait par avoir raison d’elles. « Les masses, y compris leur partie la plus consciente, ne peuvent engager une action permanente et continue si elles ne sont pas encadrées par une organisation très structurée » (PIOTTE, 1970 :42-43). Ce qui manquait beaucoup aux mouvements des paysans et paysannes dirigés respectivement par Goman et Acaau. Donc, « les masses, par elles-mêmes, ne peuvent provoquer que de mouvements sporadiques de révolte vite réprimée par les classes dirigeantes » (Ibid. :43).
Finalement, malgré tous les mécanismes mis en place par l’oligarchie pour le retour d’une économie de plantation, cela s’est soldé grandement d’un échec. De Pétion à Boyer, les forces paysannes arrivaient à bloquer le projet de la grande plantation en dépit des forces coercitives mobilisées par la société politique. La paysannerie établissait ce que Jean Casimir appelle un système de contre-plantation. « La contre-plantation est la société centrée sur les besoins de la paysannerie » (CASIMIR, 2004 :163).
Historiquement, depuis les tentatives d’un Christophe, d’un Boyer ou celles de l’occupant américain, on a fini par reconnaitre l’échec de la reconstitution d’une économie de grands domaines ; cela semble surtout dû à l’incapacité des nouveaux colons de pouvoir disposer d’une main d’œuvre salariée abondante et docile (BARTHÉLEMY, 1989 :37).
Donc, la résistance paysanne arrivait à faire échec au projet de la grande plantation. Mais, la classe paysanne n’assurait pas la direction culturelle et morale de la de la société. En effet, elle n’a pas la direction hégémonique. Car, les idées, normes et valeurs de la culture de contre-plantation ne dirigeaient pas les autres classes de la société. Au contraire, cette contre-culture reste isolée quasiment dans la société villageoise. Face à cette réalité, elle est toujours victime de la répression de l’oligarchie au moyen de l’État.
Conclusion
Sous Boyer, toutes les dispositions mises en place ont été au détriment de la classe paysanne. Le pouvoir politique de Boyer agissait exclusivement dans les intérêts de l’oligarchie. La classe paysanne a vécu dans une situation de résistance face à la domination des couches possédantes. Elle a construit une société villageoise autonome liée à l’élevage, la petite exploitation et la polyculture. La classe paysanne voulait jouir de sa liberté, de sa force de travail et avoir accès à la terre. Ces aspirations étaient étouffées par l’oligarchie qui détenait le contrôle de l’État. Car, celle-ci est contre tout développement de la petite exploitation.
Il en résultait une contradiction entre la classe paysanne et l’oligarchie sur la question agraire. Ce qui aura occasionné un ensemble de luttes contre toutes formes de domination et d’exploitation, contre la grande plantation. Les paysans et paysannes de la Grand ‘Anse se révoltaient sous la direction de Goman, en 1807. Plus tard, la même classe se soulevait sous la direction d’Acaau, en 1843.
L’oligarchie ne réussissait pas à assurer son hégémonie sur la classe paysanne. Les conflits entre divers membres de l’oligarchie rendaient difficile son homogénéité. Ainsi, elle ne se faisait pas une idéologie homogène et unitaire. La tâche d’assurer l’hégémonie de l’oligarchie devenait difficile pour la société civile. Car, la classe paysanne ne faisait pas confiance non seulement à l’oligarchie mais aussi à l’État. Parce que ses intérêts ont été totalement ignorés dans les programmes politiques. Donc, tout ceci expliquait la non-hégémonie de l’oligarchie sous Boyer.
Le pouvoir politique de Boyer élaborait et appliquait un ensemble de lois pour contrôler la classe paysanne. D’abord, la constitution de 1816 qui formalisait l’exclusion de la paysannerie. Cette constitution renforçait tous les privilèges de l’oligarchie au détriment des opprimé-e-s. Le Code rurale de 1826 était un « Code Noir » revu, corrigé et adapté à la nouvelle dynamique sociale. En réaction, la classe paysanne se soulevait et entreprenait des mouvements revendicatifs.
La non-hégémonie de l’oligarchie impliquait que la société politique allait se servir des forces coercitives pour contrecarrer les luttes revendicatives paysannes. D’où le démantèlement du mouvement dirigé par Goman et celui dirigé par Acaau par les forces armées gouvernementales. Donc, en dernière instance, les luttes revendicatives de la classe paysanne se trouvaient impuissantes à forcer l’État à prendre en compte leurs aspirations dans son programme politique. L’absence de structure politique liée organiquement à la classe paysanne est une cause de cet échec. En somme, la non-hégémonie de l’oligarchie expliquait le fait que l’État ne recourait qu’à la coercition comme stratégie responsive aux luttes revendicatives paysannes pour consolider les intérêts de l’oligarchie.
Bibliographie
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PIOTTE, Jean Marc. 1970. La pensée politique de Gramscis, Ottawa : Éditions Parti Pris.
[1] Animateur à l’institut Culturel Karl Lévêque (ICKL), membre du Cercle d’Études en Littérature Gramscienne (CELG) et du Groupe de Recherche et d’Appui au Développement des Collectivités Territoriales (GRAD).
[2] Quand je parle de la paysannerie, classe dominée, dans ce travail, je ne la considère pas comme une classe homogène. Je fais référence surtout aux paysans et paysannes sans terre, petits propriétaires etc. mais pas aux « grandons » qui habitaient le milieu rural. Car « Le grandon n’est pas un paysan, même s’il habite à la campagne ; il travaille indirectement la terre, par l’achat saisonnier de force de travail, l’organisation de rente en travail ou l’organisation de coumbite où il distribue seulement de l’alimentation et de la boisson aux travailleurs invités. Il n’est pas non plus un capitaliste, bien qu’il peut pratiquer de la vente en gros, de produits alimentaires et manufacturés dans sa bourgade ou sa section communale, et sert d’intermédiaire entre le paysan et la bourgeoisie du bord de mer, dans la collecte de denrées et la distribution de produits d’origine industrielle » (LOUIS-JUSTE, Jn Anil, 2004, Économie Politique et Développement Communautaire en Haïti : La résistance paysanne, une énigme à la modernité, Port-au-Prince, Alter Presse :2-3).
[3] Un captif est enchainé parce qu’il refuse de baisser la tête (CASIMIR, 2004 :126).
[4] Capacité des humains à sortir de la dépendance afin de se réaliser en tant que tel, c’est-à-dire de vivre dans la dignité
[5] Le concept d’oligarchie est entendu ici dans le sens où Jean Casimir l’a défini dans son cours de Culture et Société d’Ayiti à la FASCH. Ainsi, oligarchie est conçu comme un groupe de personnes qui contrôle le pouvoir politique et/par les richesses du pays. Et ces gens luttaient constamment pour avoir le monopole des richesses et du pouvoir politique.
[6] Le créole et le vodou sont deux premiers acquis gagnés par les travailleurs d’Ayiti contre les colons étrangers.
[7] En janvier 1820, le général Boyer, président d’Ayiti, entrait à Jérémie. Il a pris un communiqué pour informer à tout le monde, malgré Goman, Malfait et Malfou se sont échappés (les trois principaux chefs rebelles), l’armée a détruit les dernières bandes de marrons qui « troublaient » le pays.
[8] À noter que le parti comme structure politique aura émergé en Ayiti jusque vers les premières décennies de la deuxième moitié du XIXe siècle avec le Parti Libéral et le Parti National.
icklhaiti [ICKL HAITI]